Revue de presse


article paru dans le panoptique, 10.2008

En avril 2008, la Compagnie Maskarade a présenté son premier spectacle : Bent, de Martin Sherman. Cet article se propose d’abord de présenter la pièce et sa thématique; à savoir, la déportation des homosexuels durant la seconde Guerre Mondiale. Ensuite, nous revenons sur les raisons qui ont motivé cette création et enfin nous avons rencontré Nina Vogt, jeune metteure en scène neuchâteloise, qui a mené ce projet.

Il faut bien le dire, c’est par pur hasard que Nina Vogt tombe sur la pièce Bent lors d’un long voyage en Nouvelle-Zélande. Dès la lecture achevée, elle décidera que cette pièce sera sa première mise en scène. Quelques années plus tard, c’est chose faite avec une bonne semaine de représentations au Théâtre de la Poudrière à Neuchâtel (Suisse) fin avril 2008.

La pièce est écrite en 1978 par l’auteur américain Martin Sherman. Baignant très tôt dans le monde du théâtre, il entre à l’Université de Boston pour obtenir, en 1960, un Baccalauréat dans le domaine des Beaux-Arts et découvre qu’il préfète écrire pour le théâtre que de jouer. Il écrit sa première pièce, A Solitary Thing, en 1963, mais c’est Bent, une bonne dizaine d’années et de pièces plus tard, qui le rendra célèbre.

Bent est basée sur le témoignage de l’Autrichien Heinz Heger, déporté durant la 2ème Guerre Mondiale pour cause d’homosexualité. La première officielle de la pièce eut lieu en 1979 au Royal Court Theatre de Londres avec Ian McKellen dans le rôle principal. Elle rencontra un très grand succès: critiques très positives de la presse anglaise, traduction de la pièce dans plusieurs langues, et finalement un remake au cinéma en 1997. Bent a été nommé, a reçu de nombreux prix (dont les Tony awards et les Molières) et est nettement plus célèbre dans les pays anglophones. En Suisse, elle n’a été jouée que cinq fois ces trente dernières années.

En anglais, « bent » signifie courbé, plié, mais est aussi utilisé de manière péjorative pour parler des homosexuels.

Le cadre de la pièce est Berlin, en 1934. Max et Rudy, un couple d’homosexuels, assistent à la mort violente d’un jeune homme assassiné par la Gestapo dans leur appartement. Choqués, ils se rendent dans leur club de prédilection et y apprennent que ce meurtre faisait partie d’un massacre organisé par les SS dans toute la ville et que plus aucun homosexuel n’est en sécurité à Berlin. Forcés de fuir pour survivre, Rudy et Max essaient tant bien que mal de trouver des solutions pour partir, mais sont finalement découverts et transportés dans le camp de concentration de Dachau. Durant le voyage, Rudy est tué tandis que Max survit grâce à l’aide inattendue d’un autre prisonnier, Horst, également homosexuel. Au sein du camp, à force de suer et de craindre le pire ensemble, les deux hommes vont se rapprocher.


Raconter l’Histoire.

L’intérêt principal de Bent est que cette pièce est l’une des rares œuvres littéraires traitant de la déportation et de l’oppression des homosexuels par les Nazis. D’une manière générale, l’opinion publique ne sait ni que les juifs n’ont pas été les seules victimes des forces nazies, ni que les autres minorités avaient leur marque distinctive : triangle rouge pour les prisonniers politiques; marron pour les gitans; noir pour les asociaux, les alcooliques et autres, et rose pour les homosexuels masculins [voir note 1]. Cet aspect de l’histoire est d’ailleurs très peu présent dans les médias et absent des programmes scolaires suisses.

D’aucuns ont prétendu que la déportation des homosexuels n’avait pas existée. De nombreux préjugés et critiques ont été formulés à l’époque et le sont encore aujourd’hui à l’égard de ces opprimés. En 2002, la gerbe de fleurs déposée par la congrégation homosexuelle sur le monument des déportés à Paris a été piétinée et brûlée par d’autres congrégations. Les homosexuels décédés dans les camps sont ainsi morts deux fois: par les armes et par le reniement. Bent tente de redonner un peu d’honneur à ces oubliés de la mémoire.


Raconter une histoire humaine.

Une des grandes qualités de Bent est que Martin Sherman y décrive la vie de plusieurs homosexuels en simples être humains. Souvent, tout personnage gay se démarque par des attitudes efféminées ou par une décadence sexuelle et des mœurs légères. Ici, il n’en est rien. Nous sommes loin des clichés. Au contraire Bent présente une histoire d’amour avec ses parts de joie, de déchirures, de douceur, de crises ou d’espoir. Avant d’être une pièce militante pour les droits des homosexuels, elle est avant tout un puissant manifeste pour la vie.

Présenter Bent aujourd’hui permet de rappeler que les discours homophobes qu’il nous arrive d’entendre s’articulent autour des mêmes arguments que ceux de l’idéologie nazie. C’est une belle manière de montrer que si l’humanité a énormément avancé en termes technologiques, nos progrès moraux sont loin d’être autant impressionnants.

Tout comme Si c’est un homme de Primo Lévi, Bent décrit la vie quotidienne dans les camps de concentration. Au fur et à mesure que la pièce se déroule, on découvre comment cette vie pouvait mener à la folie par des conditions éprouvantes: le manque de nourriture, la violence constante même entre codétenus [voir note 2] ou le travail répétitif et abrutissant. Mais face à toute l’adversité qu’ils rencontrent et surtout face aux différentes formes de torture auxquelles ces personnages sont soumis, ils essayent, comme ils le peuvent, de rester humains, des humains qui se battent pour la vie. La vie malgré tout.


Première mise en scène.

Ce projet est aussi la toute première mise en scène de Nina Vogt. Née en 1983, elle termine actuellement des études de Lettres et a régulièrement été engagée par des troupes professionnelles et amateures des régions de Morges et Neuchâtel. Sa mise en scène, toute en finesse, agrémentée d’une touche féminine (avons-nous entendus dans les commentaires qui traversaient le café de Théâtre de la Poudrière), comptait essentiellement sur l’intelligence du spectateur. Dans une scénographie sobre, elle a laissé aux acteurs tout l’espace pour incarner cette histoire. C’était un projet ambitieux, et si, au départ, quelqu’un lui conseillait de commencer avec quelque chose de plus facile, elle répondait gentiment qu’il ne fallait pas attendre d’avoir de l’expérience pour essayer de grandes choses. Mais la meilleure manière de faire un peu sa connaissance est encore de lui poser quelques questions.


Nina Vogt, metteure en scène, rencontre :

Bernt Frenkel : Tout d’abord, comment choisit-on la pièce qui sera notre première mise en scène ?

Nina Vogt : Ce qui m’a tout d’abord attiré vers la mise en scène, c’était l’envie de raconter et de partager une histoire. Alors que je jouais pour d’autres metteurs en scène, j’étais fascinée par ce métier grâce auquel il est possible de toucher à de nombreuses et fascinantes facettes du théâtre. Et lorsque Bent m’est tombée entre les mains, j’ai su que c’était cette histoire-là que je devais raconter. À sa lecture, cette pièce m’a ébranlée comme rarement une pièce ne l’avait fait auparavant. Le déroulement de son histoire, son époque, ses personnages si humains et attachants, son aspect historique peu connu et l’émotion qui s’en dégage sont des éléments qui m’ont donné l’envie et la motivation de la faire connaître. C’est donc par un coup de foudre théâtral que j’ai décidé de monter cette pièce.

BF : Comment en es-tu venue à choisir de travailler avec une équipe mixte, c’est-à-dire composée d’amateurs et de professionnels ?

NV : Tout d’abord, pour des questions de moyens. La compagnie Maskarade ne pouvait pas se permettre d’engager plus d’un comédien professionnel. J’avoue également que je ne me sentais pas encore prête à travailler uniquement avec des pros pour cette première mise en scène. C’est très intéressant de travailler avec ces deux « catégories » d’artistes, car chacune apporte quelque chose à la pièce. Les professionnels vont amener et enseigner des techniques de jeu, des expériences vécues lors d’autres projets. Les amateurs ont, quant à eux, une fraîcheur et une motivation que certains professionnels ne connaissent parfois plus. Durant les répétitions de Bent, on a vécu de beaux moments d’échanges et d’inspirations mutuelles entre eux. Finalement, tout le monde avait le même but, qui était de monter cette pièce et cela sans réellement se soucier de quelle catégorie ils provenaient.

BF : Mais pour que les répétitions soient une réussite, avais-tu des mots d’ordre que tu te fixais pour faire en sorte de suivre une ligne ? Ou des règles d’or ?

NV : Mon premier souci était de créer une ambiance de travail harmonieuse afin que chacun puisse se développer et se faire écouter des autres. J’avais des idées très précises concernant les personnages ou leurs situations, mais je ne voulais pas les imposer aux comédiens. Il est certainement plus réconfortant pour le metteur en scène de tout décider, car cela lui donne un sentiment de contrôle. J’ai l’impression qu’en dirigeant ainsi, on rate toute la richesse que le comédien peut apporter par ses idées, idées auxquelles on n’aurait pas pensé. Je donnais des lignes directrices aux comédiens tout en leur laissant la possibilité de faire des propositions et de les exploiter. Vers la fin des répétitions, je leur ai laissé plus de liberté dans leur interprétation, car ils avaient fait leurs ces personnages et les connaissaient mieux que moi. L’objectif premier de ces répétitions était d’échanger des réflexions sur la pièce et ses personnages afin que tous s’y retrouvent.

BF : Tu parles d’idées précises en ce qui concerne les personnages, mais ces idées, tu les tiens d’où ? Ou, dit plus précisément, quelles sont les influences théâtrales qui nourrissent ton travail ?

NV : Les deux grands metteurs en scène qui m’influencent le plus sont Robert Lepage et Wajdi Mouawad. En plus d’avoir le talent d’écrire de magnifiques histoires, ces deux grands messieurs du théâtre ont une ingéniosité pour faire ressentir des émotions d’une telle richesse qu’on ne peut sortir de leurs pièces sans avoir des papillons au ventre. On sent dans leur travail qu’ils aiment jouer avec l’intelligence du spectateur, d’où leur grande force. On n’a pas besoin de tout expliquer au public sinon on tombe dans l’éducationnel. Je pense qu’en agissant ainsi le spectateur est plus touché. Je suis également très influencée par le cinéma : Tarantino pour ses choix musicaux, Lynch pour sa photo, Burton pour ses ambiances et bien d’autres. Et cette influence a été remarquée par certains spectateurs qui nous ont dit avoir eu l’impression d’être au cinéma.

BF : Et bien, justement, par rapport aux remarques que tu as entendues, quelles ont été tes grandes surprises ?

NV : La plus grande surprise fut la réaction des spectateurs. Après avoir travaillé si longtemps sur ce projet, je ne savais pas quelles réponses attendre. De manière générale, celle-ci fut très forte, en bien ou en mal. Certaines personnes nous disaient avoir été tellement touchées qu’il leur était impossible d’en parler. Elles avaient besoin d’un certain temps pour « digérer » la pièce. J’ai été stupéfaite d’assister à un tel impact sur les gens après deux mois de travail alors que peu de personnes croyaient en notre projet. Ensuite, voir des acteurs se développer sur scène, trouver leurs marques, découvrir et redécouvrir leur potentiel scénique, approfondir leurs personnages et les connaître mieux que moi était également une belle surprise.

BF : Après avoir reçu ces remarques, et au vu de ce que ça a donné, t’estimes-tu satisfaite du spectacle ?

NV : J’avoue que le résultat de ce projet théâtral a largement dépassé tout ce dont je rêvais. Au niveau humain, cette expérience est allée au-delà de mes attentes. Le fait de travailler avec des amis sans que des problèmes d’ego viennent entraver le travail et la création d’une famille d’artistes ont fait de ce spectacle une grande réussite. Si on reprenait le spectacle, je changerais quelques petites choses qui ont créé quelques confusions pour le public. Le moment le plus satisfaisant fut de sentir des personnes émues par notre travail, car, pendant deux heures, nous avions réussi à les faire sortir de leur quotidien et à ressentir quelque chose de très intime.


Notes


[1] En effet, selon la catégorisation nazie, l’homosexualité féminine n’était qu’un cas d’asociabilité dans la mesure où cela n’entravait pas la procréation, puisqu’elles étaient encore fécondables. L’homosexualité masculine, elle, était comprise comme stérilité, extrêmement néfaste à la race.
[2] Cette violence n’est pas étonnante dans la mesure où lorsqu’un détenu en dénonce un autre, il peut recevoir, par exemple, une ration de pain supplémentaire.


Bibliographie

Le Bitoux, Jean (2002). Les Oubliés de la Mémoire. Paris: Hachette.
Plant, Richard (1988). The Pink Triangle. New York: Henry Holt & Co.
Seel, Pierre (1994). Moi, Pierre Seel, Déporté Homosexuel. Paris: Calmann-Lévy.


Filmographie

Bent (1997) de Sean Mathias avec Clive Owen, Lothaire Bluteau, Ian McKellen et Mick Jagger (fiction).
Paragraph 175 (2000) de Rob Epstein et Jeffrey Friedman avec la voix de Rupert Everett (documentaire).


Sites internet consacrés à ce sujet

Système de marquage nazi des prisonniers
Historique sur le triangle rose


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jeu 6 janvier 2011 14:54
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